L'auteur : le Docteur Henri Pigeanne

Un Bordelais à l'Aiguillon

Henri Pigeanne est arrivé à l'Aiguillon sur Mer en 1931. Originaire de Saint André de Cubzac, au nord-est de Bordeaux, il venait remplacer le Dr Giraudet, récemment décédé. Il en épousera la fille, Clotilde, native de l'Aiguillon. Vous pouvez apercevoir Clotilde Pigeanne, longtemps après le décès de son mari, sur les pochettes des disques de Zidor (cf. chapitre Zidor). Elle jouait le rôle de traducteur patois/français entre le médecin et ses malades. Henri Pigeanne finit par connaître le patois mais sa femme continua de l'accompagner lors de ses visites. Ils étaient inséparables.

Henri Pigeanne (pose)

Le Docteur Henri Pigeanne

Très dévoué à la cause de ses patients, très compétent, il devint rapidement un personnage incontournable dans le pays (il couvrait les villages de l'Aiguillon sur Mer, la Faute sur Mer, Grues et Saint Denis du Payré). La plupart des gens de ces villages étaient très pauvres et se trouvaient donc fort embarrassés quand il leur fallait régler la visite, ce que le Dr Pigeanne comprenait parfaitement. Cependant, son abnégation ne l'empêchait pas de discerner un défaut criant chez quelques-uns de ses patients qui avaient, eux, les moyens de payer : l'avarice. Une avarice qui l'amusait en ces temps de paix, mais qui allait être portée à son paroxysme pendant la guerre de 1939-1945.

La guerre de 1939-1945

Le 23 juin 1940, les Allemands arrivèrent à l'Aiguillon. L'Occupation commença dans un climat assez calme ; on ne parlait encore ni de Collaboration, ni de Résistance. Il est à noter qu'à cette époque seuls les Français collaborationnistes appelaient les occupants des Allemands ; les autres leur réservait des termes péjoratifs et xénophobes : Boches, Chleuhs, Fritz, Frisés, Fridolins. Le souvenir encore vif de la guerre de 1914-1918 rendait alors ces termes très naturels.

Blockhaus à demi ensablé à la Faute Autre blockhaus de la Faute

Deux des blockhaus de la Faute sur Mer, vestiges du Mur de l'Atlantique

Le Dr Pigeanne revint du camp de prisonniers où il était retenu à la suite d'une pétition des gens du village déclarant la présence du médecin indispensable.

Quelques trafics commençaient à s'organiser, notamment entre l'Ile de Ré et le port de l'Aiguillon ou les plages de la Faute : les bateaux de pêche transportaient du vin, des morceaux de cochon, du beurre et même de l'essence. Les paysans bénéficiaient d'une certaine forme de revanche sociale : eux qui faisaient figure jusque là de parents pauvres du village étaient à présent sollicités pour de la viande et du beurre. Même les marins ne pouvaient pas se nourrir seulement de poissons et de moules.

Pendant ce temps, le Dr Pigeanne se permettait le luxe de brocarder les Allemands : « De toute façon, vous êtes foutus », leur disait-il. Comme les armées du IIIe Reich accumulaient encore les victoires à cette époque, les Allemands se contentaient d'en rire en trouvant même que ce Pigeanne était un plaisant garçon.

Début 1942, le Dr Pigeanne décida d'agir : passionné de théâtre, il allait venir en aide aux prisonniers de guerre en leur envoyant des colis avec l'argent récolté grâce à des représentations théâtrales. La première pièce jouée fut Angelica de Léo Ferrero. D'autres pièces suivirent : la Reine morte d'Henry de Montherlant, Eugénie Grandet d'Albert Arrault d'après le roman d'Honoré de Balzac, et plusieurs autres. Sans oublier bien sûr Inconscience ou tot tchu, ol est à moÿe d'Henri Pigeanne lui-même.

A partir de février 1943, l'Occupation s'alourdit : les incitations auprès des Français à aller volontairement travailler en Allemagne évoluèrent vers le S.T.O., le Service du Travail Obligatoire.

Affiche de propagande pour le travail volontaire

Affiche de propagande pour l'appel à la main-d'œuvre volontaire (« Ils donnent leur sang - Donnez votre travail pour sauver l'Europe du Bolchévisme »)

La Résistance essayait de s'organiser à l'Aiguillon comme ailleurs en France mais certaines tentatives se terminèrent tragiquement : exécution de Jacques Moreau (à la hache), déportation de Jean Belœil après une rafle à Paris. De son côté, ayant officiellement adhéré à la Résistance, le Dr Pigeanne tentait de soustraire au S.T.O. le plus possible de jeunes Aiguillonnais en les déclarant inaptes au travail par des certificats de complaisance. Il renouvela cet acte courageux et très risqué à plusieurs reprises. Cela allait lui coûter très cher.

Le 19 juin 1944 à trois heures du matin, le Dr Pigeanne fut arrêté par les Allemands, puis, après un transit par Compiègne, il fut déporté au camp de concentration de Neuengamme, au sud-est de Hambourg.

Les Allemands quittèrent l'Aiguillon à la fin du mois d'août 1944.

L'après-guerre

Le Dr Pigeanne ne rentra de Neuengamme qu'en mai 1945. Il avait été libéré par l'Armée rouge en Tchécoslovaquie le 18 mai 1945. Profondément affaibli par la déportation, il en revenait en conservant en lui-même la logique de survie des camps de concentration, vivant au jour le jour, se ménageant moins que jamais, distribuant à foison ses soins et sa vie, car il se savait condamné. Il atteignit alors le sommet de son altruisme. Très désintéressé, il ne se faisait payer par ses patients que lorsque la Sécurité Sociale les avait remboursés, et seulement du montant de ce remboursement. Il ne gagnait presque plus rien, bien qu'il soignât tout le monde.

Le Dr Pigeanne décéda le 3 mars 1951, à 49 ans, officiellement des suites de sa captivité, comme stipulé sur la citation militaire que j'ai pu lire chez son fils. Mon père se souvient très bien de cette journée, à la faveur d'une anecdote familiale : le Dr Pigeanne était passé à la maison de mon grand-père, qui était l'instituteur de l'Aiguillon. Il y venait régulièrement pour boire un apéritif ou partager un repas à la sauvette avant de reprendre ses visites. Ce jour-là, après avoir incisé un panaris à l'auriculaire gauche de mon père, il repartit rapidement comme à l'accoutumée. En fait, il s'agissait des derniers soins qu'il lui donnerait jamais : il mourut la nuit même.

Henri Pigeanne (portrait en pied)

Le Docteur Henri Pigeanne

Le décès du Dr Pigeanne eut un retentissement énorme dans le pays de l'Aiguillon-la Faute et des villages environnants. La mort du bienfaiteur de tous fut vécue comme un drame. Dès le lendemain de sa mort, une collecte fut organisée pour venir en aide à Clotilde Pigeanne, restée sans le sou. Le village bouleversé fit au médecin l'équivalent, au niveau local, de funérailles nationales. Il n'y eut cependant pas d'enterrement à l'église car il adhérait au parti communiste depuis septembre 1945 et un décret de la Suprême Congrégation du Saint-Office datant du 1er juillet 1949 interdisait les sacrements aux membres de ce parti. Il fut néanmoins enterré à côté du monument aux morts dans le cimetière de l'Aiguillon - où son nom figure sur la liste des déportés de 1945 - et le village de la Faute baptisa une rue du bourg de son nom. Et plus tard, l'Aiguillon également nomma ainsi une place sur la route de la Pointe.

Plaque de la rue du Dr Pigeanne à la Faute La rue du Dr Pigeanne  à la Faute

Plaque de la rue du Dr Pigeanne à la Faute

La rue du Dr Pigeanne à la Faute

Plaque de la place du Dr Pigeanne à l'Aiguillon La place du Dr Pigeanne à l'Aiguillon

Plaque de la place du Dr Pigeanne à l'Aiguillon

La place du Dr Pigeanne à l'Aiguillon

Plaque commémorative du Dr Pigeanne - Ancienne école communale de l'Aiguillon Plaque commémorative de Jacques Moreau - Ancienne école communale de l'Aiguillon

Plaque commémorative du Dr Pigeanne - Ancienne école communale de l'Aiguillon

Plaque commémorative de Jacques Moreau - Ancienne école communale de l'Aiguillon

Plaque commémorative de Jean Belœil - Ancienne école communale de l'Aiguillon Plaque commémorative des déportés du travail - Ancienne école communale de l'Aiguillon

Plaque commémorative de Jean Belœil - Ancienne école communale de l'Aiguillon

Plaque commémorative des déportés du travail - Ancienne école communale de l'Aiguillon

Inconscience ou tot tchu, ol est à moÿe

Pendant la guerre de 1939-1945, le Dr Pigeanne a souhaité apporter son aide aux prisonniers de guerre en leur envoyant des colis financés par des entrées à des représentations théâtrales. J'ai retrouvé dans mes archives familiales quelques-uns des programmes qui les présentaient :

Programme de la matinée théâtrale du 8 février 1942 Programme des séances théâtrales de décembre 1942

Programme de la matinée théâtrale du 8 février 1942

Programme des séances théâtrales de décembre 1942

L'une des pièces jouées fut écrite par le Dr Pigeanne en personne en avril 1943 ; elle avait pour titre Inconscience ou tot tchu, ol est à moÿe et traitait avec un humour grinçant d'une des petites infamies de la guerre : le marché noir (la grande infamie demeurant quand même la Collaboration).

A cette époque, il faut dire que les Français connaissaient très bien un mot d'allemand : ersatz, c'est-à-dire succédané, produit de remplacement. Non seulement il fallait des tickets de rationnement pour accéder aux produits essentiels de la vie courante tels que viande, pain, lait, poisson, beurre, fromage, œufs, légumes, huile, sucre ou encore café, mais encore ces tickets d'alimentation ne donnaient-ils droit le plus souvent qu'à des produits bien éloignés des denrées qu'ils étaient censés remplacer. Dans ces circonstances, on imagine bien que le marché noir prospérait : c'était la seule solution pour se procurer les produits originaux... A condition d'être riche...

Affiche dénonçant le marché noir

Affiche dénonçant le marché noir

C'est cet aspect de la guerre que le Dr Pigeanne a peint. Il ne visait personne en particulier et s'en explique d'ailleurs très bien dans son introduction. Je ne pense pas non plus qu'il en voulait spécialement aux paysans ; c'était bien sûr parmi eux que l'on pouvait trouver les profiteurs du moment, avec les trafiquants urbains, mais les circonstances en décidaient. D'ailleurs, au moment du déclenchement de la Guerre du Golfe en 1991 ou lors du blocage des stations-service par les patrons routiers en 2000, on a pu observer bien des réactions de cette même forme d'égoïsme, bien moderne cette fois-ci. Et il ne s'agissait plus de paysans. De toute façon, le Dr Pigeanne était indulgent envers ses contemporains. La première partie du titre de la pièce est Inconscience : même si Tot tchu, ol est à moÿe est la partie la plus éloquente du titre, le terme inconscience absout quelque peu les profiteurs du marché noir, à l'instar du « pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font » de l'Evangile.

D'après Jérémie Pigeanne, le Dr Henri Pigeanne a écrit cette pièce en un jour ou deux, alors qu'il avait dû s'aliter. C'est un dénommé Constant Vrignaud, paysan de l'Aiguillon, qui avait assuré la traduction des passages en patois.

Je me suis aperçu longtemps après la mort de mon grand-père qu'il faisait partie de la distribution de cette pièce de théâtre (il jouait le rôle du médecin), ainsi que de quelques autres : je n'ai donc jamais pu lui demander comment s'étaient passées les représentations. Je le regrette bien.

Henri Pigeanne sur scène

Henri Pigeanne sur scène (à gauche)

Les représentations eurent lieu à l'Hôtel du Port de l'Aiguillon. Le bâtiment existe toujours bien qu'il ait changé par rapport à la carte postale ci-dessous. C'est le bâtiment situé à gauche sur la photo.

L'Hôtel du Port à l'Aiguillon

L'Hôtel du Port à l'Aiguillon est le bâtiment à gauche, en face de l'Hôtel du Commerce

J'ai conservé très exactement l'orthographe qui figurait dans l'édition originale de 1943 quoiqu'elle soit souvent surprenante : elle donne y pourrait au lieu de i pourrais (pour je pourrais), par exemple, ainsi que de nombreux autres traits marquant le caractère fortement oral - et donc sans règles écrites - de l'inspiration initiale. Ne trouvant cependant rien à y redire (le patois vendéen est effectivement une langue orale), j'ai donc laissé la graphie d'origine telle quelle. J'ai néanmoins corrigé les fautes d'orthographe dans la traduction en français que je donne en regard. J'ai écrit cette traduction dans un niveau de français courant mais non fautif : par exemple, j'ai écrit ne pas et non pas car l'absence du ne dans la version patoisante n'est pas une faute, l'adverbe de négation pas se disant toujours seul, quand le bas-poitevin n'est pas dégradé par le français.

Deux éditions de Inconscience ou tot tchu, ol est à moÿe ont été tirées : l'une en 1943, l'autre en 1944. La seconde était presque identique à la première, ne corrigeant qu'une coquille et apportant çà et là quelques précisions. La version proposée ici tient compte des deux éditions.

Couverture de l'édition de 1943

Couverture de l'édition de 1943

La pièce n'a pas disparu complètement après les représentations des années 1940. En effet, lors du 80ème anniversaire de Clotilde Pigeanne, une fête avait été organisée au cours de laquelle fut à nouveau jouée Inconscience ou tot tchu, ol est à moÿe. Détail amusant : ce n'est autre que Zidor qui y interpréta le rôle du Père Antoine (cf. chapitre Zidor)...

Et le spectacle continue, puisqu'en lisant cette pièce sur ce site, vous perpétuerez encore un peu le souvenir de ces séances théâtrales. Et de cet homme remarquable qu'était Henri Pigeanne.

Le Dr Pigeanne

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