Pièce en un Acte
LA ROCHE-SUR-YON
IMPRIMERIE CENTRALE DE L'OUEST
1943
IL A ÉTÉ TIRÉ A PART CINQ EXEMPLAIRES MARQUÉS A, B, C, D, E, HORS COMMERCE, RÉSERVÉS A L'AUTEUR ET ILLUSTRÉS DE TROIS DESSINS ORIGINAUX A LA PLUME PAR MICHEL DOMENGE, SUR PAPIER ANCIEN.
ET DIX EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 10 SUR VERGÉ PUR FIL ANCIEN. EAUX-FORTES DE MICHEL DOMENGE. |
Cette pièce a été représentée pour la première fois sur la scène de l'Hôtel du Port, à l'Aiguillon sur Mer, le 19 décembre 1943, par les soins de la section locale du Cercle Artistique et Littéraire de la Vendée, avec la distribution suivante : (Ordre d'entrée en scène).
Le Médecin |
M. Gabriel ABRAHAM. |
La Mère Christine |
Mme Marie SALARDAINE. |
Le Père Antoine |
M. Raymond BONNIN. |
Mademoiselle Suzanne |
Mme Clotilde PIGEANNE. |
Monsieur Eugène |
M. Henri PIGEANNE. |
Mise en scène de : M. André OHEIX. |
Décors : M. Marcel BOURGUAIS. |
Au Bénéfice des Prisonniers de Guerre.
REPRODUCTION INTERDITE
Pour toutes représentations, s'adresser à M. le Directeur Général du Cercle Artistique et Littéraire de la Vendée, à La Roche-sur-Yon.
A mes camarades en captivité, je dédie cette actualité, sans prétention littéraire. On y rencontrera quelques vérités, on y découvrira peut-être une satire dirigée contre les mœurs de notre époque. Satire sans doute, mais satire souriante, dont toute méchanceté a été bannie. On n'y trouvera aucune médisance locale, nul accent de colère, pas de fiel. Noyées dans le rire, peut-être deux ou trois tristesses....
Personne d'entre nous n'est tout à fait MONSIEUR EUGÈNE, LE PÈRE ANTOINE ou LA MÈRE CHRISTINE. Soyons francs cependant, nous le sommes tous un peu. J'ai dû obéir aux nécessités de la scène. Il y a une optique théâtrale dont on ne s'évade pas. Il m'a fallu donner à mes personnages un relief suffisant pour qu'ils affrontent la rampe. J'ai pris à chacun de nous sa petite part de culpabilité morale devant le « Marché Noir ». Toutes ces parts réunies formaient un assez gros tas, et j'en ai chargé les épaules du PÈRE ANTOINE et de LA MÈRE CHRISTINE.
Tant mieux s'ils ne sont pas sympathiques. Car ils sont vrais. Ils sont vrais de notre vérité. Et, cependant, nous ne sommes pas ce qu'ils sont. Nous ne voulons pas l'être.
Henri PIGEANNE.
(La scène représente la salle à tout faire d'une petite maison fermière de campagne, un toit sur de vieilles poutres, la terre battue, une longue table, un banc. Large cheminée de campagne, deux jambons y sont suspendus, pendule vendéenne, buffet, vaissellier, vieilles armoires à ferrures. Des boudins sont suspendus, des pâtés témoignent que l'on a tué le « goret » il y a quelques jours. Dans un coin, quatre seaux de lait. Un peu de désordre).
LE MÉDECIN, il exerce dans un petit village de campagne. Il porte un casque de motocycliste, culotte et bottes, veston et gants de cuir. Le tout, fatigué, et un peu sale.
LE PÈRE ANTOINE, LA MÈRE CHRISTINE, fermiers à leur compte. Rusés, durs, férocement égoïstes.
MADEMOISELLE SUZANNE, on devine la jeune fille de grande ville. Quelques vestiges d'élégance, dans laissez-aller de campagne. Un peu triste, digne.
MONSIEUR EUGÈNE, rond, jovial, les apparences d'une richesse d'acquisition récente, ne semble pas tout à fait un mauvais garçon. Costume du bon faiseur, cependant quelques détails criards dans la vêture.
(Le Médecin. Le Père Antoine. La Mère Christine).
Parlange | Français |
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LE MÉDECIN (en reposant un appareil de tension artérielle). - Père Antoine, votre tension a encore augmenté. Et cela, par votre faute, mon pauvre vieux. Vous n'êtes pas sérieux. Vous n'avez pas suivi votre régime. Cela se voit bien. LA MÈRE CHRISTINE. - Oh Monsieur le Docteur ! ol est pas facile, henni, de s'ivre do régimes avec la restriction. O nous faudrait do certificats de régime peur pouvouère avoir do pâtes, et pis o faudrait aussi que l'aiche un supplément de sucre peur pouvouère prendre ses médecines. LE MÉDECIN. - Va-t-il seulement les prendre. J'en doute. LE PÈRE ANTOINE. - Moye, y les prend teurjoux. Y sé bé sûr. Y sé bé trop au règlement. LE MÉDECIN. - J'en suis beaucoup moins sûr que vous, père Antoine. (Il prend sur le buffet un flacon à peine entamé). Tenez, votre flacon de iodure est encore intact. Quand on pense que le pharmacien en manque, ce n'est pas raisonnable. LA MÈRE CHRISTINE. - Ol est qu'l'allait un p'tit mieux. Le m'a dit : « Mets-zou de coûté. Le servira pus tard. » LE MÉDECIN. - Mais non, il n'allait pas mieux. La preuve, sa tension a monté de deux points. LA MÈRE CHRISTINE. - Pis, o nous faudrait bé aussi un bon d'alcool. Si y ai pas d'alcool, y pourrait pas li faire chauffer ses tisanes, où le prend ses médecines.... Et pis, un bon de charbon. L'est un grand malade, li aussi. L'est bé pus malade que la mère Ursule qu'a rin du tout. LE MÉDECIN. - Ne dites pas cela, mère Christine. Elle est très malade, cette pauvre femme. Elle ne finira même pas l'année. LA MÈRE CHRISTINE. - Ol est bé possible. Le monde le disons. Al'est bé queume nous, al'a vu bé do misères. Y va pas contre. Mais al'a eu 50 kilos de charbon chez Doudard, la semaine passée. LE MÉDECIN. - Je ne puis pas vous donner un bon de 50 kilos. Je vais vous signer un certificat. Mais, la mairie ne pourra pas vous allouer plus de 25 kilos. D'ailleurs, votre cas n'est pas valable. Il ne vous donne pas droit au charbon. LE PÈRE ANTOINE. - O fait rin, tchu. Y sé bé sûr que vous pouvez me trouver un cas peur le charbon. Le sont bé bons à baiser à la mairie. LE MÉDECIN (résigné). - Oh ! vous savez, moi, je veux bien. Que tout le monde mange, que tout le monde boive, que tout le monde se chauffe.... Donnez-moi un papier. Alors, nous disons, un régime, une ordonnance, un certificat pour les pâtes, un certificat pour le sucre, un autre pour l'alcool et un pour le charbon. Vous êtes sûre que vous n'oubliez rien, mère Christine ? LA MÈRE CHRISTINE. - Peur tchelle foué, o pourra aller, mais y pense... la visite pis tot tché certificats, o va-to pouët nous coûter trop cher ? LE MÉDECIN. - Soyez, tranquille. Tout est compris dans la visite. Là, voilà vos six papiers. Et tâchez de tout vous procurez facilement. Quant à vous, père Antoine, vous risquez un coup de sang. Vous avez 26 de tension, votre femme n'a que 21. C'est déjà beaucoup pour elle. Soyez sérieux. Suivez votre régime, cette fois-ci. Un accident est vite arrivé. LA MÈRE CHRISTINE. - Y li dit teurjoux : « Toye, te fera queume le père Bastard, qu'est tombé d'un coup. » LE PÈRE ANTOINE. - Et pis, la belle affaire. Y préfère mourir queume tchu. Y sé bé assez vieux. Et pis, y dounerait pas de peine. LE MÉDECIN. - On ne meurt pas toujours à la première attaque, père Antoine. On s'en sort souvent. Et on reste paralysé des semaines, des mois, des années quelquefois. Et on donne de la peine, beaucoup de peine comme vous dites. Alors, vous voyez, soignez-vous, cela vaut mieux. LE PÈRE ANTOINE. - Y veux me soigner, mais y en sé pas encore là. LE MÉDECIN (il parle en se lavant les mains. Sur la table étaient posés une écuelle, une serviette et un savon). - Evidemment non, 26, c'est beaucoup, mais ça s'arrange. Il y en a d'autres qui ont plus que cela. J'insiste sur le régime. C'est le point capital. Pas de coquillages, pas de moules, pas de choux, pas de charcuterie surtout. LA MÈRE CHRISTINE. - Justement qu'y avons fait la cuisine de goret, la semaine der'ère. LE MÉDECIN. - Mère Christine, à vous de choisir : ou votre mari, ou votre cochon. LE PÈRE ANTOINE. - Tant pis, y en mangerons pas. O sera pas perdu peur tchu. Y en dounerons, la famille est bé assez grande, y serons pas en peine. LA MÈRE CHRISTINE. - Ol est bé malheureux quand même. Le nous a coûté assez de patates. Si o faut le douner, maintenant que l'est venu, ol est bé choquant. LE MÉDECIN. - Que voulez-vous, mes bons amis, vendez le cochon et mangez des pommes de terre. Il ne faut pas se suicider. Et puis, vous mangerez moins de pain. Faites-le griller. Des biscottes, si vous pouvez. LA MÈRE CHRISTINE (d'un jet). - Y avons oublié le certificat pour les biscottes.... LE MÉDECIN. - Allons bon. Je vais l'écrire, cela fera sept papiers. (Il s'asseoit et écrit à nouveau). ... Et surtout, pas de vin.... LA MÈRE CHRISTINE. - Y pourrons pas bouère rin que de l'aïve, l'aïve do poué n'est pas boune à bouère. Et pis, o faut bé se soutenir. Y mettrons un p'tit d'vin dedans, juste pour teinter l'aïve. O sera moins cru. LE PÈRE ANTOINE. - Un p'tit d'aïve, un ptit d'vin, o peut pas faire do mal. LE MÉDECIN. - Un peu, je veux bien, mais n'abusez pas. Allez, au revoir les bons amis. LE PÈRE ANTOINE. - Si tu payais le Docteur, Christine. LA MÈRE CHRISTINE. - T'as raison, mon homme, o sera aussi bé queume tchu. Y aurons pas de comptes. LE MÉDECIN. - Ma foi, moi aussi, j'aime autant. Cela simplifiera tout. Je n'aurai pas besoin de vous inscrire sur mon carnet. (La paysanne va chercher de l'argent. Elle revient avec un billet tout neuf de 5.000 francs et le tend au médecin). 5.000 francs.... Vous n'avez pas de monnaie, mère Christine ? LA MÈRE CHRISTINE. - Y ai pas un sou. Y ai pu rin. Y ai tout douné. Ol est bé ennuyeux. Tant pis. V's'avez qu'à le marquer. LE MÉDECIN. - Entendu, mère Christine. Allez, je suis pressé. Au revoir les amis. (Il sort).
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LE MÉDECIN (en reposant un appareil de tension artérielle). - Père Antoine, votre tension a encore augmenté. Et cela, par votre faute, mon pauvre vieux. Vous n'êtes pas sérieux. Vous n'avez pas suivi votre régime. Cela se voit bien. LA MÈRE CHRISTINE. - Oh Monsieur le Docteur ! ce n'est pas facile, aujourd'hui, de suivre des régimes avec la restriction. Il nous faudrait des certificats de régime pour pouvoir avoir des pâtes, et puis il faudrait aussi qu'il ait un supplément de sucre pour pouvoir prendre ses médicaments. LE MÉDECIN. - Va-t-il seulement les prendre. J'en doute. LE PÈRE ANTOINE. - Moi, je les prends toujours. Je suis bien sûr. Je suis bien trop au règlement. LE MÉDECIN. - J'en suis beaucoup moins sûr que vous, père Antoine. (Il prend sur le buffet un flacon à peine entamé). Tenez, votre flacon de iodure est encore intact. Quand on pense que le pharmacien en manque, ce n'est pas raisonnable. LA MÈRE CHRISTINE. - C'est qu'il allait un peu mieux. Il m'a dit : « Mets-le de côté. Il servira plus tard. » LE MÉDECIN. - Mais non, il n'allait pas mieux. La preuve, sa tension a monté de deux points. LA MÈRE CHRISTINE. - Puis, il nous faudrait bien aussi un bon d'alcool. Si je n'ai pas d'alcool, je ne pourrai pas lui faire chauffer ses tisanes, où il prend ses médicaments... Et puis, un bon de charbon. Il est un grand malade, lui aussi. Il est bien plus malade que la mère Ursule qui n'a rien du tout. LE MÉDECIN. - Ne dites pas cela, mère Christine. Elle est très malade, cette pauvre femme. Elle ne finira même pas l'année. LA MÈRE CHRISTINE. - C'est bien possible. Les gens le disent. Elle est bien comme nous, elle a vu bien des misères. Je ne vais pas contre. Mais elle a eu 50 kilos de charbon chez Doudard, la semaine passée. LE MÉDECIN. - Je ne puis pas vous donner un bon de 50 kilos. Je vais vous signer un certificat. Mais, la mairie ne pourra pas vous allouer plus de 25 kilos. D'ailleurs, votre cas n'est pas valable. Il ne vous donne pas droit au charbon. LE PÈRE ANTOINE. - Ça ne fait rien, ça. Je suis bien sûr que vous pouvez me trouver un cas pour le charbon. Ils sont bien bons à gruger à la mairie. LE MÉDECIN (résigné). - Oh ! vous savez, moi, je veux bien. Que tout le monde mange, que tout le monde boive, que tout le monde se chauffe... Donnez-moi un papier. Alors, nous disons, un régime, une ordonnance, un certificat pour les pâtes, un certificat pour le sucre, un autre pour l'alcool et un pour le charbon. Vous êtes sûre que vous n'oubliez rien, mère Christine ? LA MÈRE CHRISTINE. - Pour cette fois, ça pourra aller, mais je pense... la visite et tous ces certificats, ça ne va-t-il pas nous coûter trop cher ? LE MÉDECIN. - Soyez tranquille. Tout est compris dans la visite. Là, voilà vos six papiers. Et tâchez de tout vous procurez facilement. Quant à vous, père Antoine, vous risquez un coup de sang. Vous avez 26 de tension, votre femme n'a que 21. C'est déjà beaucoup pour elle. Soyez sérieux. Suivez votre régime, cette fois-ci. Un accident est vite arrivé. LA MÈRE CHRISTINE. - Je lui dis toujours : « Toi, tu feras comme le père Bastard, qui est tombé d'un coup. » LE PÈRE ANTOINE. - Et puis, la belle affaire. Je préfère mourir comme ça. Je suis bien assez vieux. Et puis, je ne donnerais pas de peine. LE MÉDECIN. - On ne meurt pas toujours à la première attaque, père Antoine. On s'en sort souvent. Et on reste paralysé des semaines, des mois, des années quelquefois. Et on donne de la peine, beaucoup de peine comme vous dites. Alors, vous voyez, soignez-vous, cela vaut mieux. LE PÈRE ANTOINE. - Je veux me soigner, mais je n'en suis pas encore là. LE MÉDECIN (il parle en se lavant les mains. Sur la table étaient posés une écuelle, une serviette et un savon). - Evidemment non, 26, c'est beaucoup, mais ça s'arrange. Il y en a d'autres qui ont plus que cela. J'insiste sur le régime. C'est le point capital. Pas de coquillages, pas de moules, pas de choux, pas de charcuterie surtout. LA MÈRE CHRISTINE. - Justement nous avons fait la cuisine de cochon, la semaine dernière. LE MÉDECIN. - Mère Christine, à vous de choisir : ou votre mari, ou votre cochon. LE PÈRE ANTOINE. - Tant pis, nous n'en mangerons pas. Ça ne sera pas perdu pour ça. Nous en donnerons, la famille est bien assez grande, nous ne serons pas en peine. LA MÈRE CHRISTINE. - C'est bien malheureux quand même. Il nous a coûté assez de patates. S'il faut le donner, maintenant qu'il est venu, c'est bien choquant. LE MÉDECIN. - Que voulez-vous, mes bons amis, vendez le cochon et mangez des pommes de terre. Il ne faut pas se suicider. Et puis, vous mangerez moins de pain. Faites-le griller. Des biscottes, si vous pouvez. LA MÈRE CHRISTINE (d'un jet). - Nous avons oublié le certificat pour les biscottes... LE MÉDECIN. - Allons bon. Je vais l'écrire, cela fera sept papiers. (Il s'assoit et écrit à nouveau). ... Et surtout, pas de vin... LA MÈRE CHRISTINE. - Nous ne pourrons pas boire rien que de l'eau, l'eau du puits n'est pas bonne à boire. Et puis, il faut bien se soutenir. Nous mettrons un peu de vin dedans, juste pour teinter l'eau. Ça sera moins nature. LE PÈRE ANTOINE. - Un peu d'eau, un peu de vin, ça ne peut pas faire de mal. LE MÉDECIN. - Un peu, je veux bien, mais n'abusez pas. Allez, au revoir les bons amis. LE PÈRE ANTOINE. - Si tu payais le Docteur, Christine. LA MÈRE CHRISTINE. - Tu as raison, mon homme, ça sera aussi bien comme ça. Nous n'aurons pas de comptes. LE MÉDECIN. - Ma foi, moi aussi, j'aime autant. Cela simplifiera tout. Je n'aurai pas besoin de vous inscrire sur mon carnet. (La paysanne va chercher de l'argent. Elle revient avec un billet tout neuf de 5.000 francs et le tend au médecin). 5.000 francs... Vous n'avez pas de monnaie, mère Christine ? LA MÈRE CHRISTINE. - Je n'ai pas un sou. Je n'ai plus rien. J'ai tout donné. C'est bien ennuyeux. Tant pis. Vous n'avez qu'à le marquer. LE MÉDECIN. - Entendu, mère Christine. Allez, je suis pressé. Au revoir les amis. (Il sort).
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(Le Père Antoine. La Mère Christine).
Parlange | Français |
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LE PÈRE ANTOINE. - T'as eu tort, ma femme, de sortir tcho gros billet. Le va crère à c't'heure qu'y avons do cents et pis do mille. LA MÈRE CHRISTINE. - T'en fais pas. L'a dit qu'y payerions qu'ine visite. LE PÈRE ANTOINE. - Tcho fi de garce. Peur ses médecines, le peut bé les garder. Y irait sûrement pas au pharmacien peur les chercher. LA MÈRE CHRISTINE. - Surtout qu'ol est les mêmes de l'aut'foué, le s'en rappelle plus à c't'heure. LE PÈRE ANTOINE. - Le m'avions tombé sur l'estomac. O nous aurait rendu plus malades qu'avant. LA MÈRE CHRISTINE. - Le nous arait mis en faiblesse. LE PÈRE ANTOINE. - Y serions morts à c't'heure. LA MÈRE CHRISTINE. - Moye, y les avais pas prises. LE PÈRE ANTOINE. - Moye, y en ai goûté ine foué, pis y o z'ai laissé tranquille. LA MÈRE CHRISTINE. - O fait rin. Y avons les suppléments. To penses bé qu'ol était pas peur tché médecines qu'y avons fait prendre ma tension. ... Ol est queume ta carte de tabac, o faudra la reprendre à ton cousin Jérôme. LE PÈRE ANTOINE. - Ol est bé ennuyeux. Y avons teurjoux été bé ensemble. Ol est li qu'a rentré mes foins quand y sé tombé, l'aut'foué.... Et pis, moye, y fume pas. LA MÈRE CHRISTINE. - O fait rin. Avec quoi, y arez'y do pétrole peur l'écurie si y ai pas tin tabac. LE PÈRE ANTOINE. - Y veut bé. Mais y préfère qu'o saiche toye qui li demande. LA MÈRE CHRISTINE. - Sûr qu'iraye. T'occupe pas. Et pis qu'o m'gênera pas encore. Un bon à rin, ton cousin. L'a pas besoin de fumer. Le médecin li a bé défendu, à cause de son tchère. A qui qu'o ressemble d'avaler d'la fumaye comme tchu ? A rin. Et pis, moye, y li dé rin, à ton cousin. Le peut bé crever. LE PÈRE ANTOINE. - Ol est pas to tchu, la patronne. O faut venter la luzerne.... (Il débarrasse la table). ... Té, v'la son régime au médecin.... (Lisant) : « Pas de choux, pas de coquillages, pas de moules, pas de charcuterie, peu de pain, pas de vin... ». To que le veux nous faire manger, tcho-là ? Si le faisait do grous travail queume nous, le verrait bé que le pourrait pas tenir avec rin dans le ventre. Y fous son régime au fu. LA MÈRE CHRISTINE. - Attends, les certificats, les certificats. LE PÈRE ANTOINE. - Ah ! t'as raison. Faut les garer. (Le Père Antoine et la Mère Christine apportent l'un et l'autre le pichet de vin, une motte de beurre, du pain, des boudins, du lard, des choux, du ragoût, des verres. Pas d'assiette. Ils approcheront un banc et mangeront en piquant dans les plats avec leur couteau). LE PÈRE ANTOINE. - Moye, y veux rin changer à m'n'habitude. Mes vertiges, ol est d'la faiblesse y a longtemps qu'y o z'ai compris. Y sé pas aller aux écoles, y ai pas d'instruction y sé rin qu'un con. Mais si y avions d'la tension queume le dit, y s'rait pas teurjoux à tourner queume tchu. Si y m'avait pas cramponné à la table, hier, y m's'rait foutu à bas. LA MÈRE CHRISTINE. - Le sont teurtoux pareils. L'aut'médecin qu'y avons été vouère à Luçon, l'jour d'la fouère aux gorets, l'a dit de même. Et encore le disant qu'ol est un grand médecin.... « Pas de ceci, pas de cela, pas d'autre chose » que l'a dit. Le z'avons l'air de pas s'aimer entre eux, mais le s'entendons bé quand même. (Silence, ils continuent à manger). Ol est do fortifiant qu'o nous faut. (Silence, même jeu). T'occupe pas d'eux, va. Mange. T'as de quoi, moye aussi, y ai bé compris tchu. Le te dounons do pilules à maigrir, le te défendons tout, le te mettons en faiblesse, et après le viendront te dire « Père Antoine, v'z'êtes faible. Y vous faut do piqûres peur vous remonter ». Te sé pas, ol est peur faire do visites. LE PÈRE ANTOINE. - O lu faut bé do pratiques, eux z'aussi. LA MÈRE CHRISTINE. - Y vais pas contre. Mais ol en a d'autres. O faut pas qu'o soit teurjoux nous qui sont baisés. (Entre Mademoiselle Suzanne).
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LE PÈRE ANTOINE. - Tu as eu tort, ma femme, de sortir ce gros billet. Il va croire maintenant que nous avons des cents et des mille. LA MÈRE CHRISTINE. - Ne t'en fais pas. Il a dit que nous ne payerions qu'une visite. LE PÈRE ANTOINE. - Ce fils de garce. Pour ses médicaments, il peut bien les garder. Je n'irais sûrement pas chez le pharmacien pour les chercher. LA MÈRE CHRISTINE. - Surtout que c'est les mêmes que l'autre fois, il ne s'en rappelle plus maintenant. LE PÈRE ANTOINE. - Ils m'étaient tombés sur l'estomac. Ça nous aurait rendus plus malades qu'avant. LA MÈRE CHRISTINE. - Il nous aurait mis en faiblesse. LE PÈRE ANTOINE. - Nous serions morts maintenant. LA MÈRE CHRISTINE. - Moi, je ne les avais pas pris. LE PÈRE ANTOINE. - Moi, j'en ai goûté une fois, puis j'ai laissé ça tranquille. LA MÈRE CHRISTINE. - Ça ne fait rien. Nous avons les suppléments. Tu penses bien que ce n'était pas pour ces médicaments que nous avons fait prendre ma tension. ... C'est comme ta carte de tabac, il faudra la reprendre à ton cousin Jérôme. LE PÈRE ANTOINE. - C'est bien ennuyeux. Nous avons toujours été bien ensemble. C'est lui qui a rentré mes foins quand je suis tombé, l'autre fois... Et puis, moi, je ne fume pas. LA MÈRE CHRISTINE. - Ça ne fait rien. Avec quoi aurai-je du pétrole pour l'écurie si je n'ai pas ton tabac. LE PÈRE ANTOINE. - Je veux bien. Mais je préfère que ça soit toi qui lui demande. LA MÈRE CHRISTINE. - Sûr que j'irai. Ne t'occupe pas. Et puis que ça ne me gênera pas encore. Un bon à rien, ton cousin. Il n'a pas besoin de fumer. Le médecin lui a bien défendu, à cause de son cœur. A quoi ça ressemble d'avaler de la fumée comme ça ? A rien. Et puis, moi, je ne lui dois rien, à ton cousin. Il peut bien crever. LE PÈRE ANTOINE. - Ce n'est pas tout ça, la patronne. Il faut venter la luzerne... (Il débarrasse la table). ... Tiens, voilà son régime au médecin... (Lisant) : « Pas de choux, pas de coquillages, pas de moules, pas de charcuterie, peu de pain, pas de vin... ». Qu'est-ce qu'il veut nous faire manger, celui-là ? S'il faisait du gros travail comme nous, il verrait bien qu'il ne pourrait pas tenir avec rien dans le ventre. Je fous son régime au feu. LA MÈRE CHRISTINE. - Attends, les certificats, les certificats. LE PÈRE ANTOINE. - Ah ! tu as raison. Il faut les ranger. (Le Père Antoine et la Mère Christine apportent l'un et l'autre le pichet de vin, une motte de beurre, du pain, des boudins, du lard, des choux, du ragoût, des verres. Pas d'assiette. Ils approcheront un banc et mangeront en piquant dans les plats avec leur couteau). LE PÈRE ANTOINE. - Moi, je ne veux rien changer à mon habitude. Mes vertiges, c'est de la faiblesse, il y a longtemps que je l'ai compris. Je ne suis pas allé aux écoles, je n'ai pas d'instruction, je ne suis rien qu'un con. Mais si j'avais de la tension comme il dit, je ne serais pas toujours à tourner comme ça. Si je ne m'étais pas cramponné à la table, hier, je me serais foutu par terre. LA MÈRE CHRISTINE. - Ils sont tous pareils. L'autre médecin que nous sommes allés voir à Luçon, le jour de la foire aux cochons, il a dit pareil. Et encore on dit que c'est un grand médecin... « Pas de ceci, pas de cela, pas d'autre chose » a-t-il dit. Ils ont l'air de pas s'aimer entre eux, mais ils s'entendent bien quand même. (Silence, ils continuent à manger). C'est du fortifiant qu'il nous faut. (Silence, même jeu). Ne t'occupe pas d'eux, va. Mange. Tu as de quoi, moi aussi, j'ai bien compris ça. Ils te donnent des pilules à faire maigrir, ils te défendent tout, ils te mettent en faiblesse, et après ils viendront te dire « Père Antoine, vous êtes faible. Il vous faut des piqûres pour vous remonter ». Tu ne sais pas, c'est pour faire des visites. LE PÈRE ANTOINE. - Il leur faut bien des clients, eux aussi. LA MÈRE CHRISTINE. - Je ne vais pas contre. Mais il y en a d'autres. Il ne faut pas que ce soit toujours nous qui soyons grugés. (Entre Mademoiselle Suzanne).
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(Mademoiselle Suzanne. Le Père Antoine. La Mère Christine).
Parlange | Français |
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MADEMOISELLE SUZANNE. - Bonjour monsieur Antoine, bonjour madame Antoine. LE PÈRE ANTOINE. - Tiens, ol est mam'zelle Suzanne. LA MÈRE CHRISTINE. - Et to qui v'z'amène itchi, mam'zelle Suzanne ? MADEMOISELLE SUZANNE. - C'est pour du lait madame Christine. LA MÈRE CHRISTINE. - Peur do lait. Y ai pas de lait moye. MADEMOISELLE SUZANNE. - Il m'en faut très peu, madame Christine, un demi-litre seulement. LA MÈRE CHRISTINE. - Y serait bé en peine de v'z'en douner, mam'zelle Suzanne. Y en avons pas trop peur nous. Allez plutôt chez la Séphora, elle a ine vache. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais c'est elle qui m'envoie chez vous, madame Christine. Sa vache va veler dans deux mois, elle est tarie. D'ailleurs, j'ai un certificat du médecin. LA MÈRE CHRISTINE. - O peut bé s'faire. Y n'y peut rin. Y regrette bé. Et pis moye, y m'en fous do certificats. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mme Séphora m'a dit : « Ce n'est pas par mauvaise volonté, mademoiselle Suzanne. Je vous ai toujours fourni votre demi-litre de lait jusqu'à aujourd'hui. Ma vache va avoir son veau. Allez chez Mme Christine pendant quelques semaines. Elle ne peut pas vous refuser ce service. Elle a sept vaches. Cela ne peut pas la gêner. » MÈRE CHRISTINE. - De qui qu'a se mêle, la Séphora. O la regarde pas si y ai sept vaches. O l'est pas lé qui les tire, tot de même. Y connais min besoin mu qu'lé. Moye aussi, y aime rendre service. Mais quand on pé pas, on pé pas. MADEMOISELLE SUZANNE. - Voyons Madame. Vous ne pouvez pas me refuser un demi-litre de lait pour ma mère. Et vous avez quatre seaux pleins là, dans le coin. LA MÈRE CHRISTINE. - Y vous dis qu'y peux pas. Y veux pas avouère d'ennui. Y sé déjà taxée à la laiterie. MADEMOISELLE SUZANNE. - Vous êtes taxée. Vous êtes taxée. Et nous, madame Christine, nous ne sommes pas taxées ? Ma mère et moi, nous avons tout perdu dans le bombardement, notre maison, nos meubles, notre commerce. Nous avons dû quitter Paris. On nous a repliées chez vous. Nous sommes seules dans le besoin. Laissez-vous apitoyer, madame Christine. LA MÈRE CHRISTINE. - Et où qu'y trouverait do bûrre, moye tchet hiver, qu'y ai pas seulement commencé à mettre do bûrre en pots. Le père Antoine est malade, li aussi, o li faut do bûrre. Le médecin sort d'ici. Le li a recommandé de se soigner. « Père Antoine, que le li a dit, v'z'avez d'la faiblesse vous vous nourrissez pas assez. O vous faut mieux manger. Vous mésaisez ». Ol est la restriction qui l'a rendu malade. Vous comprenez qu'à c't'heure, o li faut do bûrre, à tchel homme. MADEMOISELLE SUZANNE. - Monsieur Antoine, vous ne boirez pas quatre seaux de lait. Intercédez pour moi auprès de votre femme. Dites-lui de m'en céder un demi-litre tous les matins. LE PÈRE ANTOINE. - Vous voyez bé qu'ol est pas possible. La mère Christine vint de v'z'o dire. MADEMOISELLE SUZANNE. - Vous n'êtes pas gentils. Regardez tout ce que vous avez sur votre table. Vous ne « mésaisez » pas, comme vous le dites. Vous avez du beurre, du lard, des choux, de l'omelette, des boudins, du pain, du vin, de tout, quoi.... LE PÈRE ANTOINE (subitement rouge de colère, il embrasse de ses bras toute la nourriture posée devant lui sur la table). - Ol est à moye, tot'tchu. LA MÈRE CHRISTINE (même férocité, même geste d'égoïsme). - Tot tchu, ol est à moye. (Mlle Suzanne, pichet en mains, demeure interdite).... LE PÈRE ANTOINE. - Voui, avant la guerre, le nous regardions même pas su les routes. LA MÈRE CHRISTINE. - Y pouvions même pas conduire nos vaches au pré. Le passions teurtoux su la route avec lu z'autos. La route, al était rin que peur z'eux. LE PÈRE ANTOINE. - Le nous aurions écrasé, l'arions même pas arrêté, avec lu vitesse. LA MÈRE CHRISTINE. - Arrêté. Bé sûr que non. Te t'rappelle pas quand l'avions écrasé not'coq. Le l'avions tué raide. L'était en bouillie. LE PÈRE ANTOINE. - Comment qu'y m'en rappelle pas. Y m'rappelle bé. Tcho pauv coq l'était tot aplati. L'avions fait exprès de faire passer la roue dret dessus. Ses plumes avions même pas volé. Al étions rentré dans la viande avec la terre et les cailloux. L'avons pas arrêté peur nous o dire : « Père Antoine, faites excuse, y vais vous l'payer, vot'coq, pisqu'à c't'heure on pé pu l'mettre en ragoût. » LA MÈRE CHRISTINE. - S'arrêter. L'étions teurtoux morts de rire.... LE PÈRE ANTOINE. - Le faisions jamais quartier. D'la poussière, oui, que le faisions. LA MÈRE CHRISTINE. - Le demandions pas en tcho temps si ol étaient les vaches qui leur dounions do bûrre et pis do lait. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais madame Christine.... LE PÈRE ANTOINE. - Le sont bé moins fiers, henni. LA MÈRE CHRISTINE. - Do malhonnêtes qu'ol étaient. Le disions que do sottises quand le passions auprès de nous. Le faisions dramer de l'aïve (eau) su la goule et le t'engueulions su le marché : « Pouvez pas faire attention, la vieille » que le disions. Ah malheur ! A c't'heure, y vu rin douner. Tot tchu, ol est à moye. LE PÈRE ANTOINE. - Voui, tot tchu, ol est à moye. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais, monsieur Antoine.... LA MÈRE CHRISTINE. - Le v'lons do lait, do bûrre, l'avons qu'à acheter do vaches. L'airont les toucher et pis les tirer.... LE PÈRE ANTOINE. - Et pis, les feurmoger. Dame après, le sentirons bé la bouze z'eux aussi. Et pis, o faudra les nourrir tché vaches. O lu fera pas de mal de monter su la barge, peur lu douner do foin. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais monsieur Antoine.... LA MÈRE CHRISTINE. - T'avons t'el fait monter dans lu z'autos quand les routes étions tot à z'eux ? LE PÈRE ANTOINE. - Do z'ingrats qu'ol étaient.... LA MÈRE CHRISTINE. - Le faisions do grimaces : « Oh mon Dieu ! madame Christine, 5 francs la livre. Comme c'est cher. Nous le payons moins que cela à Paris ». Le marchandions teurjoux, su les poules, su les œufs, su les lapins, su la légume.... MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais madame Christine.... LE PÈRE ANTOINE. - Et voui, o fallait tot lû douner, censé.... LA MÈRE CHRISTINE. - Lo z'avons oublé. Le s'en rappellons pû : « Voyez-vous, madame Christine, je ne pourrai pas vivre comme vous. Nous, à Paris, nous avons le chauffage central. Nous faisons notre cuisine électrique. Tout est électrique à Paris. Même mon chauffe-bain. C'est bien plus pratique ! » LE PÈRE ANTOINE. - « Je ne pourrai jamais vivre sans ma salle de bain » qu'à disait la Parisienne qui logeait chez nous, l'été, aux vacances. Et, a trouvait le loyer teurjoux trop cher. Si ol étaient pas do misères. LA MÈRE CHRISTINE. - « Et vous n'allez jamais au théâtre, jamais au cinéma, madame Christine ? Comme ce doit être triste de vivre toujours ici.- L'été, passe encore, vous avez la mer. Mais l'hiver, je me le demande. Comment pouvez-vous faire ? » MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais madame Christine.... LE PÈRE ANTOINE. - O li fallait sa salle de bain. A pouvait pas vivre sans tchu. Al a qu'à la manger, henni, sa salle de bain. Voui, ol est à moye, tot tchu. Y en dounerai pas. LA MÈRE CHRISTINE. - Y en dounerai pas. Tot tchu, ol est à moye. LES DEUX ENSEMBLE. - V'z'avez qu'à vous en aller, mademoiselle Suzanne, y avons rin peur vous. Tot tchu, ol est à moye. Tot tchu, ol est à moye. MADEMOISELLE SUZANNE. - Oh ! je m'en vais. Vous êtes méchants, tous les deux. (Elle sort).
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MADEMOISELLE SUZANNE. - Bonjour monsieur Antoine, bonjour madame Antoine. LE PÈRE ANTOINE. - Tiens, c'est mademoiselle Suzanne. LA MÈRE CHRISTINE. - Et qu'est-ce qui vous amène ici, mademoiselle Suzanne ? MADEMOISELLE SUZANNE. - C'est pour du lait madame Christine. LA MÈRE CHRISTINE. - Pour du lait. Je n'ai pas de lait moi. MADEMOISELLE SUZANNE. - Il m'en faut très peu, madame Christine, un demi-litre seulement. LA MÈRE CHRISTINE. - Je serais bien en peine de vous en donner, mademoiselle Suzanne. Nous n'en avons pas trop pour nous. Allez plutôt chez Séphora, elle a une vache. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais c'est elle qui m'envoie chez vous, madame Christine. Sa vache va vêler dans deux mois, elle est tarie. D'ailleurs, j'ai un certificat du médecin. LA MÈRE CHRISTINE. - Ça peut bien se faire. Je n'y peux rien. Je regrette bien. Et puis moi, je m'en fous des certificats. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mme Séphora m'a dit : « Ce n'est pas par mauvaise volonté, mademoiselle Suzanne. Je vous ai toujours fourni votre demi-litre de lait jusqu'à aujourd'hui. Ma vache va avoir son veau. Allez chez Mme Christine pendant quelques semaines. Elle ne peut pas vous refuser ce service. Elle a sept vaches. Cela ne peut pas la gêner. » MÈRE CHRISTINE. - De quoi se mêle-t-elle, Séphora. Ça ne la regarde pas si j'ai sept vaches. Ce n'est pas elle qui les trait, tout de même. Je connais mon besoin mieux qu'elle. Moi aussi, j'aime rendre service. Mais quand on ne peut pas, on ne peut pas. MADEMOISELLE SUZANNE. - Voyons Madame. Vous ne pouvez pas me refuser un demi-litre de lait pour ma mère. Et vous avez quatre seaux pleins là, dans le coin. LA MÈRE CHRISTINE. - Je vous dis que je ne peux pas. Je ne veux pas avoir d'ennui. Je suis déjà taxée à la laiterie. MADEMOISELLE SUZANNE. - Vous êtes taxée. Vous êtes taxée. Et nous, madame Christine, nous ne sommes pas taxées ? Ma mère et moi, nous avons tout perdu dans le bombardement, notre maison, nos meubles, notre commerce. Nous avons dû quitter Paris. On nous a repliées chez vous. Nous sommes seules dans le besoin. Laissez-vous apitoyer, madame Christine. LA MÈRE CHRISTINE. - Et où est-ce que je trouverais du beurre, moi cet hiver, que je n'ai pas seulement commencé à mettre du beurre en pots. Le père Antoine est malade, lui aussi, il lui faut du beurre. Le médecin sort d'ici. Il lui a recommandé de se soigner. « Père Antoine, lui a-t-il dit, vous avez de la faiblesse, vous ne vous nourrissez pas assez. Il vous faut mieux manger. Vous mésaisez ». C'est la restriction qui l'a rendu malade. Vous comprenez que maintenant, il lui faut du beurre, à cet homme. MADEMOISELLE SUZANNE. - Monsieur Antoine, vous ne boirez pas quatre seaux de lait. Intercédez pour moi auprès de votre femme. Dites-lui de m'en céder un demi-litre tous les matins. LE PÈRE ANTOINE. - Vous voyez bien que ce n'est pas possible. La mère Christine vient de vous le dire. MADEMOISELLE SUZANNE. - Vous n'êtes pas gentils. Regardez tout ce que vous avez sur votre table. Vous ne « mésaisez » pas, comme vous le dites. Vous avez du beurre, du lard, des choux, de l'omelette, des boudins, du pain, du vin, de tout, quoi... LE PÈRE ANTOINE (subitement rouge de colère, il embrasse de ses bras toute la nourriture posée devant lui sur la table). - C'est à moi, tout ça. LA MÈRE CHRISTINE (même férocité, même geste d'égoïsme). - Tout ça, c'est à moi. (Mlle Suzanne, pichet en mains, demeure interdite)... LE PÈRE ANTOINE. - Oui, avant la guerre, ils ne nous regardaient même pas sur les routes. LA MÈRE CHRISTINE. - Nous ne pouvions même pas conduire nos vaches au pré. Ils passaient tous sur la route avec leurs autos. La route, elle était rien que pour eux. LE PÈRE ANTOINE. - Ils nous auraient écrasés, ils ne se seraient même pas arrêtés, avec leur vitesse. LA MÈRE CHRISTINE. - Arrêtés. Bien sûr que non. Tu ne te rappelles pas quand ils avaient écrasé notre coq. Ils l'avaient tué raide. Il était en bouillie. LE PÈRE ANTOINE. - Comment que je ne m'en rappelle pas. Je me rappelle bien. Ce pauvre coq, il était tout aplati. Ils avaient fait exprès de faire passer la roue droit dessus. Ses plumes n'avaient même pas volé. Elles étaient rentrées dans la viande avec la terre et les cailloux. Ils ne se sont pas arrêtés pour nous le dire : « Père Antoine, faites excuse, je vais vous le payer, votre coq, puisque maintenant on ne peut plus le mettre en ragoût. » LA MÈRE CHRISTINE. - S'arrêter. Ils étaient tous morts de rire... LE PÈRE ANTOINE. - Ils ne faisaient jamais de quartier. De la poussière, oui, qu'ils faisaient. LA MÈRE CHRISTINE. - Ils ne demandaient pas en ce temps-là si c'étaient les vaches qui leur donnaient du beurre et du lait. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais madame Christine... LE PÈRE ANTOINE. - Ils sont bien moins fiers, aujourd'hui. LA MÈRE CHRISTINE. - Des malhonnêtes que c'étaient. Ils ne disaient que des sottises quand ils passaient auprès de nous. Ils faisaient gicler de l'eau sur la figure et ils t'engueulaient par-dessus le marché : « Vous ne pouvez pas faire attention, la vieille » disaient-ils. Ah malheur ! Maintenant, je ne veux rien donner. Tout ça, c'est à moi. LE PÈRE ANTOINE. - Oui, tout ça, c'est à moi. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais, monsieur Antoine... LA MÈRE CHRISTINE. - Ils veulent du lait, du beurre, ils n'ont qu'à acheter des vaches. Ils iront les garder et puis les traire... LE PÈRE ANTOINE. - Et puis, changer leur litière. Dame après, ils sentiront bien la bouse eux aussi. Et puis, il faudra les nourrir ces vaches. Ça ne leur fera pas de mal de monter sur la meule, pour leur donner du foin. MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais monsieur Antoine... LA MÈRE CHRISTINE. - T'ont-ils fait monter dans leurs autos quand les routes étaient toutes à eux ? LE PÈRE ANTOINE. - Des ingrats que c'étaient... LA MÈRE CHRISTINE. - Ils faisaient des grimaces : « Oh mon Dieu ! madame Christine, 5 francs la livre. Comme c'est cher. Nous le payons moins que cela à Paris ». Ils marchandaient toujours, sur les poules, sur les œufs, sur les lapins, sur les légumes... MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais madame Christine... LE PÈRE ANTOINE. - Et oui, il fallait tout leur donner, pour ainsi dire... LA MÈRE CHRISTINE. - Ils l'ont oublié. Ils ne s'en rappellent plus : « Voyez-vous, madame Christine, je ne pourrai pas vivre comme vous. Nous, à Paris, nous avons le chauffage central. Nous faisons notre cuisine électrique. Tout est électrique à Paris. Même mon chauffe-bain. C'est bien plus pratique ! » LE PÈRE ANTOINE. - « Je ne pourrai jamais vivre sans ma salle de bain » disait la Parisienne qui logeait chez nous, l'été, aux vacances. Et elle trouvait le loyer toujours trop cher. Si ce n'étaient pas des misères. LA MÈRE CHRISTINE. - « Et vous n'allez jamais au théâtre, jamais au cinéma, madame Christine ? Comme ce doit être triste de vivre toujours ici.- L'été, passe encore, vous avez la mer. Mais l'hiver, je me le demande. Comment pouvez-vous faire ? » MADEMOISELLE SUZANNE. - Mais madame Christine... LE PÈRE ANTOINE. - Il lui fallait sa salle de bain. Elle ne pouvait pas vivre sans ça. Elle n'a qu'à la manger, aujourd'hui, sa salle de bain. Oui, c'est à moi, tout ça. Je n'en donnerai pas. LA MÈRE CHRISTINE. - Je n'en donnerai pas. Tout ça, c'est à moi. LES DEUX ENSEMBLE. - Vous n'avez qu'à vous en aller, mademoiselle Suzanne, nous n'avons rien pour vous. Tout ça, c'est à moi. Tout ça, c'est à moi. MADEMOISELLE SUZANNE. - Oh ! je m'en vais. Vous êtes méchants, tous les deux. (Elle sort).
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(Le Père Antoine. La Mère Christine).
Parlange | Français |
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LE PÈRE ANTOINE. - A trouvera bé do lait ailleurs. LA MÈRE CHRISTINE. - Y en a bé qui li en douneront. Y sé bé tranquille. Y m'en fait pas pour elle. LE PÈRE ANTOINE. - A fait moins son arrogante, henni, tchel p'tite mijaurée. Quand à venait aut'foué avec ses Parisiens, ol avait que z'eux de gentils, et si fins, et si coquets et si propres. L'étions ceci, l'étions cela. L'avions totes les qualités. LA MÈRE CHRISTINE. - O li fallait toilettes de ville, toilettes de plage, pyjamas. Et do shorts que lo z'appelions. Do shorts, si ol était pas une honte. Do jeunes feuilles habillées avec do petites tchulottes d'homme qui cachions pas grand'chose. L'étions quasiment totes nues. LE PÈRE ANTOINE. - Do Parisiennes ? Do traînées oui, qu'ol étaient. Le pouvons bé m'écrire, henni. Si o fait pas pitié d'écrire do lettres comme lo faisons : « Cher monsieur Antoine, si vous pouviez nous envoyer des haricots, vous nous feriez bien plaisir. Ici, on ne trouve plus rien. Ni viande, ni beurre, ni légumes, même avec ses tickets. Seulement du pain d'épice et des tomates, rien que des tomates... ». Y lû demande rin, moye. L'avons qu'à faire de même. LA MÈRE CHRISTINE. - Et le verrons bé si les mojettes, si le lait, si le bûrre et si le goret valons pas sa salle de bain. LE PÈRE ANTOINE. - T'as raison, la vieille, ol est bé parler. Les mojettes, les jambons, les patates, ol est à moye. LA MÈRE CHRISTINE. - Le bûrre, les œufs, le bodet, ol est à moye. LES DEUX ENSEMBLE. - Tot tchu, ol est à moye. (Une auto arrive et s'arrête...).
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LE PÈRE ANTOINE. - Elle trouvera bien du lait ailleurs. LA MÈRE CHRISTINE. - Il y en a bien qui lui en donneront. Je suis bien tranquille. Je ne m'en fais pas pour elle. LE PÈRE ANTOINE. - Elle fait moins son arrogante, aujourd'hui, cette petite mijaurée. Quand elle venait autrefois avec ses Parisiens, il n'y avait qu'eux de gentils, et si fins, et si coquets et si propres. Ils étaient ceci, ils étaient cela. Ils avaient toutes les qualités. LA MÈRE CHRISTINE. - Il lui fallait toilettes de ville, toilettes de plage, pyjamas. Et des shorts qu'ils appelaient ça. Des shorts, si ce n'était pas une honte. Des jeunes feuilles habillées avec des petites culottes d'homme qui ne cachaient pas grand-chose. Elles étaient quasiment toutes nues. LE PÈRE ANTOINE. - Des Parisiennes ? Des traînées, oui, que c'étaient. Ils peuvent bien m'écrire, aujourd'hui. Si ça ne fait pas pitié d'écrire des lettres comme ils le font : « Cher monsieur Antoine, si vous pouviez nous envoyer des haricots, vous nous feriez bien plaisir. Ici, on ne trouve plus rien. Ni viande, ni beurre, ni légumes, même avec ses tickets. Seulement du pain d'épice et des tomates, rien que des tomates... ». Je ne leur demande rien, moi. Ils n'ont qu'à faire de même. LA MÈRE CHRISTINE. - Et ils verront bien si les haricots blancs, si le lait, si le beurre et si le cochon ne valent pas sa salle de bain. LE PÈRE ANTOINE. - Tu as raison, la vieille, c'est bien parlé. Les haricots blancs, les jambons, les patates, c'est à moi. LA MÈRE CHRISTINE. - Le beurre, les œufs, le veau, c'est à moi. LES DEUX ENSEMBLE. - Tout ça, c'est à moi. (Une auto arrive et s'arrête...).
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(Le Père Antoine. La Mère Christine. Monsieur Eugène).
Parlange | Français |
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LE PÈRE ANTOINE. - Té, ine auto qui s'arrête. Ol est p't'être bé m'sieur Ugène. LA MÈRE CHRISTINE (en se dirigeant vers la porte suivie du père Antoine). - Bé sûr qu'est li. O peut pas être ine autre. L'avait bé dit que le revindrait dans tch'inze jours. MONSIEUR EUGÈNE (encore dehors). - Bonjour, Antoine, bonjour Christine. (Il entre en habitué de la maison). Alors, comment çà va, la jeunesse ? Deux tourtereaux. Je parie que vous étiez en train de roucouler des mots d'amour. LE PÈRE ANTOINE. - Bonjour, m'sieur Ugène. V'z'êtes bé teurjoux le même. LA MÈRE CHRISTINE. - Bonjour, m'sieur Ugène. Teurjoux le mot pour rire. V'nez-vous de Paris ? Assitez-vous donc. Veu d'vez être las. MONSIEUR EUGÈNE. - Pensez-donc. Je suis venu au gazo et avec la remorque encore. Ça traîne, ça traîne sur la route. LE PÈRE ANTOINE. - O va bé vite quand même. Pu vite qu'une charrette à bourriquot. MONSIEUR EUGÈNE. - Et c'était la voiture d'un gentleman.... LA MÈRE CHRISTINE. - Hein. MONSIEUR EUGÈNE. - Oui, quoi, d'un jeune homme du Bois de Boulogne. Il me l'a vendue pour acheter une cinq chevaux. Il n'avait pas le laissez-passer. Dame c'est une quinze-chevaux. A l'essence, fallait voir çà. Çà, c'était de la bagniole. Nerveux. Un coup sur le champignon, çà s'arrachait. Du grand sport. Çà montait à 150. L'ennui, c'était les freins. Çà ne freinait pas. Un peu dangereux quoi. Çà tape encore le 70 au gazo. Çà n'est pas si mal que çà. LA MÈRE CHRISTINE. - Faisez attention à vous, monsieur Ugène, o pourrait bé v'z'arriver une histoire. Y serions bé ennuyés si o vous arrivait quelque chose. Faisez attention à vous. MONSIEUR EUGÈNE. - Allons, allons, Christine. Pas d'histoires. Eugène, il est verni. Par exemple, je n'en dirai pas autant de la volaille. LA MÈRE CHRISTINE. - D'la volaille ? LE PÈRE ANTOINE. - Quelle volaille ? MONSIEUR EUGÈNE (en riant). - Les coqs. Je viens d'en bouziller un tout à l'heure, dans un village, après La Roche. Si vous aviez vu cela, vous auriez bien rigolé. Cet idiot de coq est venu se fourrer en plein sous la roue du côté du gazo. Et çà pèse un gazo. LA MÈRE CHRISTINE. - L'a pas abîmé le gazo au moins ? MONSIEUR EUGÈNE. - Tout de même. Un coq, ce n'est pas une vache. Il n'a pas fait couic. Du beau travail. Les plumes n'ont pas volé sur la route. Razibus, le coq. Aplati comme une galette. Du papier à cigarette. Je n'allais pas, vous le pensez bien, m'arrêter pour un coq. Dommage ! j'aurais voulu voir la gueule du type devant son volatile en bouillie. LA MÈRE CHRISTINE. - La volaille coûte cher, assez cher, henni. Le pourrions bé les sarrer, au lieu d'les laisser courir sur les routes. LE PÈRE ANTOINE. O l'est bé fait peur z'eux. L'avons qu'à les renfrumer. LA MÈRE CHRISTINE. - Comment qu'o va à Paris ? MONSIEUR EUGÈNE. - Mal, très mal. Nous sommes malheureux, nous autres, vous savez. On ne s'en rend pas compte ici dans les campagnes. Pensez-donc là-bas, à Paris, on ne trouve ni viande, ni œuf, ni légumes même avec ses tickets. Rien que du pain d'épices et des tomates. LE PÈRE ANTOINE. - Do pain d'épices, qu'est to tchu ? LA MÈRE CHRISTINE. - Et do tomates.... LE PÈRE ANTOINE. - Ol est pas un régime. Y a pas moyen de t'nir rin qu'avec do tomates.... LA MÈRE CHRISTINE. - Et do pain d'épices.... MONSIEUR EUGÈNE. - Aussi me suis-je dit : « Eugène, mon vieux Gégène, saute sur le gazo et en route à l'Aiguillon ». (Ce nom peut évidemment être changé). LA MÈRE CHRISTINE. - V'z'avez bé fait, m'sieur Eugène. O m'ferait d'la peine si vous manquiez de quelque chose. LE PÈRE ANTOINE. - Y avons bé trop le tchère sur la main peur tchu. Y ferons tot not'possible. Y v'laisserons pas mésaiser. LA MÈRE CHRISTINE. - Y avons pas grand'chose. O devient difficile. Tot enchérit. Et pis, le boun'homme est malade. MONSIEUR EUGÈNE. - A l'amende, Christine. Vous ne pouvez pas l'appeler Antoine, comme moi. Mais, que me chantez-vous là ? Antoine malade.... LE PÈRE ANTOINE. - Y ai vu l'médecin. LA MÈRE CHRISTINE. - Le li a dit : « Père Antoine, o vous faut do fortifiant, o vous faut mû manger. O vous faut de tout. Do pâtes, do sucre, do vrai café, do chocolat. » L'a tombé dans l'écurie, hier. LE PÈRE ANTOINE. - Y ai do vertiges. Et pis, o faisait nère dans la grange. Y avons pu d'pétrole. LA MÈRE CHRISTINE. - Et l'médecin li a dit « O vous faut do tisanes. » Et avec qui qu'y ferait do feu. Y ai pas d'alcool, y ai pas d'charbon, y manquons de tout. LE PÈRE ANTOINE. - A l'épicerie, le v'lons rin céder. Le v'lons d'l'échange. O faudrait tôt lu douner. LA MÈRE CHRISTINE. - Do bûrre, do goret, do mojettes, do patates, do z'œux. LE PÈRE ANTOINE. - Et avour o prendre, teutchu ? LA MÈRE CHRISTINE. - Y avons même pas assez peur nous. MONSIEUR EUGÈNE. - Pourquoi ne demandez-vous pas de certificats à votre médecin. A Paris, tous les médecins donnent des certificats. Les malades touchent des suppléments de charbon, d'alcool, de pâtes, de sucre, de biscottes, que sais-je moi ? De tout. LA MÈRE CHRISTINE. - Ol est pas itchi que le serions si complaisants. LE PÈRE ANTOINE. - Et avec la mairie qu'y avons, y a rin à faire. LA MÈRE CHRISTINE. - Le disons teurtoux : « Votre cas n'est pas valable. » LE PÈRE ANTOINE. - A c't'heure, o faut mouri. MONSIEUR EUGÈNE. - Bon, je vois cela. Eugène n'est pas tombé de la dernière averse. Je vous en donnerai, moi, du pétrole, du charbon, des tickets, des pâtes, des biscottes, du chocolat et du café. LA MÈRE CHRISTINE. - Y pourrions pas avouère un p'tit d'huile aussi ? O nous manque bé. LE PÈRE ANTOINE. - Et pis d'l'essence ? LA MÈRE CHRISTINE. - Et do savon peur la lessive ? MONSIEUR EUGÈNE. - Mais oui, mais oui. Je vous donnerai de tout moi. Je suis en combinaison avec un garagiste, avec un marchand de chaussures, une agence de location théâtrale pour les places de l'Opéra et, tenez-vous bien, avec un romancier qui fait des films. Alors, vous comprenez.... J'ai des relations. LE PÈRE ANTOINE. - Voui, mais tot tchu, o s'ra p'tête trop cher peur nous ? LA MÈRE CHRISTINE. - Y pouvons rin douner, nous. Y sont pas riches. MONSIEUR EUGÈNE. - Je vous laisserai le tout au prix de la taxe. C'est le bon garçon, Gégène. Y a pas plus chic dans la rue Lepic. Çà, c'est un Parisien. LA MÈRE CHRISTINE (admirative). - Oh ! m'sieur Ugène.... MONSIEUR EUGÈNE. - Sans compter que du charbon, ce ne doit pas être superflu. L'hiver, ce ne doit pas être drôle dans votre cagna, sur la terre battue, avec une cheminée qui tire mal. Et vous êtes forcés de rester chez vous, évidemment. Dans un patelin pareil.... LE PÈRE ANTOINE. - Oh ! m'sieur Ugène.... MONSIEUR EUGÈNE. - Quand je reviens du théâtre, moi, je veux trouver un appartement tiède. J'ai le chauffage central. Je n'ai pas besoin d'alcool à brûler ni de pétrole. J'en ai, mais c'est pour les amis. Il ne me sert à rien. Chez moi, tout est électrique, ma cuisinière et mon chauffe-bain. C'est tout de même beaucoup plus pratique. LA MÈRE CHRISTINE. - Oh ! m'sieur Ugène.... MONSIEUR EUGÈNE. - A la mer, çà m'est égal, il y a le soleil et le sable chaud. On y vit en short. Mais à Paris, je ne vais pas réchauffer ma baignoire avec un appareil à alcool, n'est-ce pas ? Or, moi, je ne pourrais pas vivre sans ma salle de bain. LES DEUX ENSEMBLE. - Oh ! m'sieur Ugène.... MONSIEUR EUGÈNE. - Comptez sur moi. Pour le sucre et pour les pâtes, pour les biscottes et pour le charbon, pour l'huile et pour l'alcool, pour le pétrole et pour le savon, pour le chocolat et pour le café, pour l'essence et tout l'tutti, voyez Gégène, tout à la taxe et sans tickets.... LE PÈRE ANTOINE. - Oh ! m'sieur Ugène, v'z'en êtes un mâlin, vous. MONSIEUR EUGÈNE. - Mais, je ne pars pas comme cela. (Silence, changement de ton). Nous sommes malheureux, nous, dans la capitale. On manque de tout. Non, mais réfléchissez.... Du pain d'épices et des tomates ! On va charger la remorque et la voiture. Où il y a Christine, il y a de l'espoir. Voilà pourquoi je suis venu vous trouver. LA MÈRE CHRISTINE. - Et v'z'avez bé fait de v'nir, m'sieur Ugène. Y v'z'o z'ai déjà dit. Y sons bé trop bons. Ce qui avons, ol est pas à nous. Mais o nous rechte pû grand chouse. MONSIEUR EUGÈNE. - Vous avez du beurre ? 30 kilos. LA MÈRE CHRISTINE. - Ah ! ol est bé buacop. Pis l'est bé pû cher que la d'rère foué. Y pourrais pas ve l'douner à 200 francs. O faudra bé aller jusqu'à 250 francs. MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, Christine. Et 30 poulets ? LE PÈRE ANTOINE. - V'z'êtes bé un p'tit gourmand, m'sieur Ugène. Surtout, que z'eux aussi l'avons bé augmentés. Rapport que les poules v'lons pus couer. LA MÈRE CHRISTINE. - O faut bé compter 250 francs pièce. MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, Christine. Et des œufs ? Vingt douzaines. LE PÈRE ANTOINE. - Ol est moye qui les ai mis en conserve queume veu m'avez dit do faire. LA MÈRE CHRISTINE. - Mais o faut bé dire qu'y pourrons pas les douner au même prix. Rapport aux poules qui v'lons pus pondre. Y ai dû en acheter peur vous. Y veux rin gagner d'ssus. O sera 125 francs la douzaine. LE PÈRE ANTOINE. - Si ol est pas do grand malheur de voir do choses de même. LA MÈRE CHRISTINE. - Et y vous comptons pas not' peine.... MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, Christine. Et maintenant, aux choses sérieuses. Les deux jambons ? LA MÈRE CHRISTINE. - Sûr qui les ai. Mais pas à 10.000 francs. O sera 15.000 pièce. L'avons encore renchéri. Rapport aux patates. Et les petits gorets valons 3.000 pièce. Ol est teurjoux les autres qui mettons l'augmentation. LE PÈRE ANTOINE. - Les autres, do voleurs qu'ol est ! LA MÈRE CHRISTINE. - O m'fend le tchère de vouère un commerce pareil ! MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, Christine. Le reste du goret, vous l'avez bien mis tout en pâté et en rillettes ? LA MÈRE CHRISTINE. - A 300 francs le kilo. MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, Christine. Et trois oies pour Noël. LA MÈRE CHRISTINE. - A 2.000 francs pièce, m'sieur Ugène. MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, Christine. Et deux sacs de mojettes et trois sacs de patates. LA MÈRE CHRISTINE. - O fait 20.000 francs. MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et de l'ail et des oignons. LA MÈRE CHRISTINE. - Attendez qu'y réfléchisse. MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, Christine. Et des gigots de mouton et la laine de vos moutons et trois bonbonnes de vin et le tabac du père Antoine. LA MÈRE CHRISTINE. - Attendez, attendez. V'z'allez trop vite. Y peut pas veu s'ivre.... MONSIEUR EUGÈNE. - Çà ira, çà ira, Christine. Vite, qu'on prépare tout, qu'on charge. Je paie comptant. Rubis sur l'ongle. LE PÈRE ANTOINE. - Y a'ra pas d'risques au moins ? MONSIEUR EUGÈNE. - Des risques ? Non, mais pour qui me prenez-vous ? Avec Gégène zéro pour la question des risques ?... LA MÈRE CHRISTINE. - C'est qu'y voudrions pas être embêtés.... MONSIEUR EUGÈNE. - Embêtée, Christine. Ce serait bien la première fois. Gégène est un vieux singe. Il est couvert, allez, et bien couvert. LE PÈRE ANTOINE. - Ol est bé peur veu faire plaisir qu'y veu dounons tôt tchu. Parce que v'z'êtes si malheureux à Paris. LA MÈRE CHRISTINE. - Y m'en voudrais de veu laisser partir avec rin. Y savons bé trop ce qu'ol est d'la misère, nous. Y avons le tchère sur la main.... Mais vous trinquerez bé avec mon bounhomme, m'sieur Ugène. (Elle apporte le pichet de vin et deux verres). MONSIEUR EUGÈNE. - Du vin ? Non, c'est trop tôt. J'ai mal à l'estomac. Et puis j'ai bu trop d'alcool hier. (Il découvre les seaux de lait). Du lait ? Ma foi, je veux bien. Un grand bol, Christine, un grand bol. (Et il compte des billets de banque pendant que la mère Christine emplit un bol de lait et le père Antoine, son verre de vin). ... En voilà 70.000. Recomptez. Si la somme est insuffisante, je vous donnerai le reste tout à l'heure. Vous êtes de braves gens, vous, de braves gens.... LE PÈRE ANTOINE. - Peur tchu, voui. (Il recompte les billets plus lentement que M. Eugène). Tot'la maison est à vous, m'sieur Ugène, tot'la maison. (Silence). 70.000. Ol est juste. (Il donne les billets à la mère Christine). LA MÈRE CHRISTINE (empochant la liasse des billets de 5.000 francs). Ol est bé peur vo rendre service, m'sieur Ugène.... LE PÈRE ANTOINE. - Est bé vrai. Peur vo rendre service.... LES DEUX ENSEMBLE. - Peur rendre service, peur rendre service.... (Monsieur Eugène boit toujours son lait).
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LE PÈRE ANTOINE. - Tiens, une auto qui s'arrête. C'est peut-être bien monsieur Eugène. LA MÈRE CHRISTINE (en se dirigeant vers la porte suivie du père Antoine). - Bien sûr que c'est lui. Ça ne peut pas être un autre. Il avait bien dit qu'il reviendrait dans quinze jours. MONSIEUR EUGÈNE (encore dehors). - Bonjour, Antoine, bonjour Christine. (Il entre en habitué de la maison). Alors, comment ça va, la jeunesse ? Deux tourtereaux. Je parie que vous étiez en train de roucouler des mots d'amour. LE PÈRE ANTOINE. - Bonjour, monsieur Eugène. Vous êtes bien toujours le même. LA MÈRE CHRISTINE. - Bonjour, monsieur Eugène. Toujours le mot pour rire. Venez-vous de Paris ? Asseyez-vous donc. Vous devez être las. MONSIEUR EUGÈNE. - Pensez donc. Je suis venu au gazogène et avec la remorque encore. Ça traîne, ça traîne sur la route. LE PÈRE ANTOINE. - Ça va bien vite quand même. Plus vite qu'une charrette à bourriquot. MONSIEUR EUGÈNE. - Et c'était la voiture d'un gentleman... LA MÈRE CHRISTINE. - Hein. MONSIEUR EUGÈNE. - Oui, quoi, d'un jeune homme du Bois de Boulogne. Il me l'a vendue pour acheter une cinq chevaux. Il n'avait pas le laissez-passer. Dame c'est une quinze chevaux. A l'essence, fallait voir ça. Ça, c'était de la bagnole. Nerveux. Un coup sur le champignon, ça s'arrachait. Du grand sport. Ça montait à 150. L'ennui, c'était les freins. Ça ne freinait pas. Un peu dangereux quoi. Ça tape encore le 70 au gazogène. Ça n'est pas si mal que ça. LA MÈRE CHRISTINE. - Faites attention à vous, monsieur Eugène, il pourrait bien vous arriver une histoire. Nous serions bien ennuyés s'il vous arrivait quelque chose. Faites attention à vous. MONSIEUR EUGÈNE. - Allons, allons, Christine. Pas d'histoires. Eugène, il est verni. Par exemple, je n'en dirai pas autant de la volaille. LA MÈRE CHRISTINE. - De la volaille ? LE PÈRE ANTOINE. - Quelle volaille ? MONSIEUR EUGÈNE (en riant). - Les coqs. Je viens d'en bousiller un tout à l'heure, dans un village, après la Roche. Si vous aviez vu cela, vous auriez bien rigolé. Cet idiot de coq est venu se fourrer en plein sous la roue du côté du gazogène. Et ça pèse un gazogène. LA MÈRE CHRISTINE. - Il n'a pas abîmé le gazogène au moins ? MONSIEUR EUGÈNE. - Tout de même. Un coq, ce n'est pas une vache. Il n'a pas fait couic. Du beau travail. Les plumes n'ont pas volé sur la route. Rasibus, le coq. Aplati comme une galette. Du papier à cigarette. Je n'allais pas, vous le pensez bien, m'arrêter pour un coq. Dommage ! j'aurais voulu voir la gueule du type devant son volatile en bouillie. LA MÈRE CHRISTINE. - La volaille coûte cher, assez cher, aujourd'hui. Ils pourraient bien les ranger, au lieu de les laisser courir sur les routes. LE PÈRE ANTOINE. C'est bien fait pour eux. Ils n'ont qu'à les renfermer. LA MÈRE CHRISTINE. - Comment ça va à Paris ? MONSIEUR EUGÈNE. - Mal, très mal. Nous sommes malheureux, nous autres, vous savez. On ne s'en rend pas compte ici dans les campagnes. Pensez donc là-bas, à Paris, on ne trouve ni viande, ni œuf, ni légumes même avec ses tickets. Rien que du pain d'épices et des tomates. LE PÈRE ANTOINE. - Du pain d'épices, qu'est-ce que c'est que ça ? LA MÈRE CHRISTINE. - Et des tomates... LE PÈRE ANTOINE. - Ce n'est pas un régime. Il n'a pas moyen de tenir rien qu'avec des tomates... LA MÈRE CHRISTINE. - Et du pain d'épices... MONSIEUR EUGÈNE. - Aussi me suis-je dit : « Eugène, mon vieux Gégène, saute sur le gazogène et en route à l'Aiguillon ». (Ce nom peut évidemment être changé). LA MÈRE CHRISTINE. - Vous avez bien fait, monsieur Eugène. Ça me ferait de la peine si vous manquiez de quelque chose. LE PÈRE ANTOINE. - Nous avons bien trop le cœur sur la main pour ça. Nous ferons tout notre possible. Nous ne vous laisserons pas mésaiser. LA MÈRE CHRISTINE. - Nous n'avons pas grand-chose. Ça devient difficile. Tout enchérit. Et puis, le bonhomme est malade. MONSIEUR EUGÈNE. - A l'amende, Christine. Vous ne pouvez pas l'appeler Antoine, comme moi. Mais, que me chantez-vous là ? Antoine malade... LE PÈRE ANTOINE. - J'ai vu le médecin. LA MÈRE CHRISTINE. - Il lui a dit : « Père Antoine, il vous faut du fortifiant, il vous faut mieux manger. Il vous faut de tout. Des pâtes, du sucre, du vrai café, du chocolat. » Il est tombé dans l'écurie, hier. LE PÈRE ANTOINE. - J'ai des vertiges. Et puis, il faisait noir dans la grange. Nous n'avons plus de pétrole. LA MÈRE CHRISTINE. - Et le médecin lui a dit « Il vous faut des tisanes. » Et avec quoi ferais-je du feu. Je n'ai pas d'alcool, je n'ai pas de charbon, nous manquons de tout. LE PÈRE ANTOINE. - A l'épicerie, ils ne veulent rien céder. Ils veulent de l'échange. Il faudrait tout leur donner. LA MÈRE CHRISTINE. - Du beurre, du cochon, des haricots blancs, des patates, des œufs. LE PÈRE ANTOINE. - Et où le prendre, tout ça ? LA MÈRE CHRISTINE. - Nous n'avons même pas assez pour nous. MONSIEUR EUGÈNE. - Pourquoi ne demandez-vous pas de certificats à votre médecin. A Paris, tous les médecins donnent des certificats. Les malades touchent des suppléments de charbon, d'alcool, de pâtes, de sucre, de biscottes, que sais-je moi ? De tout. LA MÈRE CHRISTINE. - Ce n'est pas ici qu'ils seraient si complaisants. LE PÈRE ANTOINE. - Et avec la municipalité que nous avons, il n'y a rien à faire. LA MÈRE CHRISTINE. - Ils disent tous : « Votre cas n'est pas valable. » LE PÈRE ANTOINE. - Maintenant, il faut mourir. MONSIEUR EUGÈNE. - Bon, je vois cela. Eugène n'est pas tombé de la dernière averse. Je vous en donnerai, moi, du pétrole, du charbon, des tickets, des pâtes, des biscottes, du chocolat et du café. LA MÈRE CHRISTINE. - Nous ne pourrions pas avoir un peu d'huile aussi ? Ça nous manque bien. LE PÈRE ANTOINE. - Et puis de l'essence ? LA MÈRE CHRISTINE. - Et du savon pour la lessive ? MONSIEUR EUGÈNE. - Mais oui, mais oui. Je vous donnerai de tout moi. Je suis en combinaison avec un garagiste, avec un marchand de chaussures, une agence de location théâtrale pour les places de l'Opéra et, tenez-vous bien, avec un romancier qui fait des films. Alors, vous comprenez... J'ai des relations. LE PÈRE ANTOINE. - Oui, mais tout ça, ça sera peut-être trop cher pour nous ? LA MÈRE CHRISTINE. - Nous ne pouvons rien donner, nous. Nous ne sommes pas riches. MONSIEUR EUGÈNE. - Je vous laisserai le tout au prix de la taxe. C'est le bon garçon, Gégène. Y a pas plus chic dans la rue Lepic. Ça, c'est un Parisien. LA MÈRE CHRISTINE (admirative). - Oh ! monsieur Eugène... MONSIEUR EUGÈNE. - Sans compter que du charbon, ce ne doit pas être superflu. L'hiver, ce ne doit pas être drôle dans votre bicoque, sur la terre battue, avec une cheminée qui tire mal. Et vous êtes forcés de rester chez vous, évidemment. Dans un patelin pareil... LE PÈRE ANTOINE. - Oh ! monsieur Eugène... MONSIEUR EUGÈNE. - Quand je reviens du théâtre, moi, je veux trouver un appartement tiède. J'ai le chauffage central. Je n'ai pas besoin d'alcool à brûler ni de pétrole. J'en ai, mais c'est pour les amis. Il ne me sert à rien. Chez moi, tout est électrique, ma cuisinière et mon chauffe-bain. C'est tout de même beaucoup plus pratique. LA MÈRE CHRISTINE. - Oh ! monsieur Eugène... MONSIEUR EUGÈNE. - A la mer, ça m'est égal, il y a le soleil et le sable chaud. On y vit en short. Mais à Paris, je ne vais pas réchauffer ma baignoire avec un appareil à alcool, n'est-ce pas ? Or, moi, je ne pourrais pas vivre sans ma salle de bain. LES DEUX ENSEMBLE. - Oh ! monsieur Eugène... MONSIEUR EUGÈNE. - Comptez sur moi. Pour le sucre et pour les pâtes, pour les biscottes et pour le charbon, pour l'huile et pour l'alcool, pour le pétrole et pour le savon, pour le chocolat et pour le café, pour l'essence et tout le toutim, voyez Gégène, tout à la taxe et sans tickets... LE PÈRE ANTOINE. - Oh ! monsieur Eugène, vous en êtes un malin, vous. MONSIEUR EUGÈNE. - Mais, je ne pars pas comme cela. (Silence, changement de ton). Nous sommes malheureux, nous, dans la capitale. On manque de tout. Non, mais réfléchissez... Du pain d'épices et des tomates ! On va charger la remorque et la voiture. Où il y a Christine, il y a de l'espoir. Voilà pourquoi je suis venu vous trouver. LA MÈRE CHRISTINE. - Et vous avez bien fait de venir, monsieur Eugène. Je vous l'ai déjà dit. Nous sommes bien trop bons. Ce que nous avons, ce n'est pas à nous. Mais il ne nous reste plus grand-chose. MONSIEUR EUGÈNE. - Vous avez du beurre ? 30 kilos. LA MÈRE CHRISTINE. - Ah ! c'est bien beaucoup. Et il est bien plus cher que la dernière fois. Je ne pourrai pas vous le donner à 200 francs. Il faudra bien aller jusqu'à 250 francs. MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et 30 poulets ? LE PÈRE ANTOINE. - Vous êtes bien un peu gourmand, monsieur Eugène. Surtout qu'eux aussi ils ont bien augmenté. Du fait que les poules ne veulent plus couver. LA MÈRE CHRISTINE. - Il faut bien compter 250 francs pièce. MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et des œufs ? Vingt douzaines. LE PÈRE ANTOINE. - C'est moi qui les ai mis en conserve comme vous m'avez dit de le faire. LA MÈRE CHRISTINE. - Mais il faut bien dire que nous ne pourrons pas les donner au même prix. A cause des poules qui ne veulent plus pondre. J'ai dû en acheter pour vous. Je ne veux rien gagner dessus. Ça sera 125 francs la douzaine. LE PÈRE ANTOINE. - Si ce n'est pas du grand malheur de voir des choses comme ça. LA MÈRE CHRISTINE. - Et nous ne vous comptons pas notre peine... MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et maintenant, aux choses sérieuses. Les deux jambons ? LA MÈRE CHRISTINE. - Sûr que je les ai. Mais pas à 10.000 francs. Ça sera 15.000 pièce. Ils ont encore renchéri. A cause des patates. Et les petits cochons valent 3.000 pièce. C'est toujours les autres qui mettent l'augmentation. LE PÈRE ANTOINE. - Les autres, des voleurs que c'est ! LA MÈRE CHRISTINE. - Ça me fend le cœur de voir un commerce pareil ! MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Le reste du cochon, vous l'avez bien mis tout en pâté et en rillettes ? LA MÈRE CHRISTINE. - A 300 francs le kilo. MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et trois oies pour Noël. LA MÈRE CHRISTINE. - A 2.000 francs pièce, monsieur Eugène. MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et deux sacs de haricots blancs et trois sacs de patates. LA MÈRE CHRISTINE. - Ça fait 20.000 francs. MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et de l'ail et des oignons. LA MÈRE CHRISTINE. - Attendez que je réfléchisse. MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, Christine. Et des gigots de mouton et la laine de vos moutons et trois bonbonnes de vin et le tabac du père Antoine. LA MÈRE CHRISTINE. - Attendez, attendez. Vous allez trop vite. Je ne peux pas vous suivre... MONSIEUR EUGÈNE. - Ça ira, ça ira, Christine. Vite, qu'on prépare tout, qu'on charge. Je paie comptant. Rubis sur l'ongle. LE PÈRE ANTOINE. - Il n'y aura pas de risques au moins ? MONSIEUR EUGÈNE. - Des risques ? Non, mais pour qui me prenez-vous ? Avec Gégène zéro pour la question des risques... LA MÈRE CHRISTINE. - C'est que nous ne voudrions pas être embêtés... MONSIEUR EUGÈNE. - Embêtée, Christine. Ce serait bien la première fois. Gégène est un vieux singe. Il est protégé, allez, et bien protégé. LE PÈRE ANTOINE. - C'est bien pour vous faire plaisir que nous vous donnons tout ça. Parce que vous êtes si malheureux à Paris. LA MÈRE CHRISTINE. - Je m'en voudrais de vous laisser partir avec rien. Nous savons bien trop ce que c'est que la misère, nous. Nous avons le cœur sur la main... Mais vous trinquerez bien avec mon mari, monsieur Eugène. (Elle apporte le pichet de vin et deux verres). MONSIEUR EUGÈNE. - Du vin ? Non, c'est trop tôt. J'ai mal à l'estomac. Et puis j'ai bu trop d'alcool hier. (Il découvre les seaux de lait). Du lait ? Ma foi, je veux bien. Un grand bol, Christine, un grand bol. (Et il compte des billets de banque pendant que la mère Christine emplit un bol de lait et le père Antoine, son verre de vin). ... En voilà 70.000. Recomptez. Si la somme est insuffisante, je vous donnerai le reste tout à l'heure. Vous êtes de braves gens, vous, de braves gens... LE PÈRE ANTOINE. - Pour ça, oui. (Il recompte les billets plus lentement que M. Eugène). Toute la maison est à vous, monsieur Eugène, toute la maison. (Silence). 70.000. C'est juste. (Il donne les billets à la mère Christine). LA MÈRE CHRISTINE (empochant la liasse des billets de 5.000 francs). C'est bien pour vous rendre service, monsieur Eugène... LE PÈRE ANTOINE. - C'est bien vrai. Pour vous rendre service... LES DEUX ENSEMBLE. - Pour rendre service, pour rendre service... (Monsieur Eugène boit toujours son lait).
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(Rideau)
IMPRIMERIE CENTRALE DE L'OUEST
LA ROCHE-SUR-YON (VENDÉE)
C.O.L. 30.4291 - Autorisation : Nº 266
Vaissellier : vaisselier.
Laissez-aller : laisser-aller.
Petit détail amusant : en patois vendéen, de la même manière qu'un boucher travaille dans une boucherie, un crémier dans une crémerie, etc., un pharmacien exerce dans une pharmacerie. De même, le maire siège à la mairerie. C'est logique.
Doudard était encore le nom de la maison faisant le commerce du fioul à l'Aiguillon quand, enfant, j'habitais à la Faute dans les années 1970-1980.
Il s'agit bien entendu de francs anciens (d'avant 1960), de même que les autres montants cités dans les scènes III et V.
Fils_de_garce est une injure beaucoup moins grossière en patois vendéen qu'en français.
Mésaiser signifie manquer de tout, être dans la gêne, dans le besoin.
Concernant la (les) mojette(s) - ou mogette(s) - cf. la note de la chanson Bise me din Norine et l'introduction de l'histoire Le pot d'mougettes du chapitre Zidor.
Il s'agit de la Roche sur Yon, préfecture de la Vendée.
Henri Pigeanne donne plusieurs indications scéniques au fil de son texte, destinées qui au metteur en scène qui aux comédiens. Cette didascalie-ci laisse à penser qu'il envisageait que sa pièce pût être transposée dans un autre village. A ma connaissance, elle ne l'a pas été. Même lors de sa reprise pour l'anniversaire de Clotilde Pigeanne, l'action se déroulait toujours à l'Aiguillon (Cf. la section L'auteur).
La taxe est le prix officiel d'une denrée.
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