La Tortue et les deux Canards

La Tortue et les deux Canards - Illustration de Marcel Douillard

La Tortue et les deux Canards - Illustration de Marcel Douillard

Version originale de Jean de La Fontaine, LIVRE DIXIEME, FABLE II

Une Tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays,
Volontiers on fait cas d'une terre étrangère :
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire :
Voyez-vous ce large chemin ?
Nous vous voiturerons, par l'air, en Amérique,
Vous verrez mainte République,
Maint Royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. On ne s'attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.
La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule en travers on lui passe un bâton.
Serrez bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise.
Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.
La Tortue enlevée on s'étonne partout
De voir aller en cette guise
L'animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l'un et l'autre Oison.
Miracle, criait-on. Venez voir dans les nues
Passer la Reine des Tortues.
- La Reine. Vraiment oui. Je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d'un lignage.

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Version maraîchine et traduction

Parlange Français
M

ouée d'être à virouner tôt autour d'un jardin,

Un' tortue, qu' avait pouet volée le Saint-Esprit,
Encouvit un béa jour d'aller voyager loin.
Faut bé que l' diabl' s'en mêl' quand on va pouet pu vit'.
T'chiest à deux potets francs, comme on dit : « daus cols verts »,
Qu'à dicit son idée. L' l'encouragirant bé,
Et le li dicirant que d' l'autr' côté daus mers,
Le se chargeriant sûr d'aller la trimballer ;
« Vanter' bé comm' Christoph' Colomb,
Allez-vous renscontrer une terre nouvelle. »
O fallait ja en dir' plus long
Pour la mettr' en queut' queut' ; à voyait l'affair' belle ;
Al acceptit d'emblée d' partir avec entre ux.
Les potets, dans sa goul', djilirant un bâton
Qu'o fallait qu'à mordisse, comme de ben entendu,
Et qu'à lâchisse pouet, pour qu'o marche d'aplomb.
Le s' mettirant d' chaque côté d' lé,
Prirant l' bâton à plein' goulée,
Et pis dame, s'envolirant,
Sans fair' cas d' tchiels qui argadiant.
Tos les gens qui voyant tchia Tortue au pengliet,
S'en aller dans les airs, en restiant tot bayauds :
« Eh jé ! que le disiant ; t'chiest lé qu'aura l' bouquet,
Pour fair' daus hard's de mêm', faut ja d'être animau. »
De son haut, à dicit : « Vous pouvez bé guler,
Y crois qu'en tchio moment y vous en bouche un coin. »
Al en avait trop dit, l' bâton était lâché,
A piquait un plongeon, et pis d'un sapré train.
Au mitan d'un' charaud à védit s'époutir,
Et, devant l'assistanc', rendit l' dernier soupir.

L'ambition, pis la gloir', comme le vin tchi saoule,
Et on oublie l' moment qu'o faut taiser sa goule.

Lassée d'être à tourner tout autour d'un jardin,

Une tortue, qui n'avait pas volé le Saint-Esprit,
Décida un beau jour d'aller voyager loin.
Il faut bien que le diable s'en mêle quand on ne va pas plus vite.
C'est à deux canards francs, comme on dit : « des colverts »,
Qu'elle dit son idée. Ils l'encouragèrent bien,
Et ils lui dirent que de l'autre côté des mers,
Ils se chargeraient sûrement d'aller la promener ;
« Peut-être bien, comme Christophe Colomb,
Allez vous découvrir une terre nouvelle. »
Il ne fallait guère en dire plus
Pour la mettre en effervescence ; elle voyait l'affaire belle ;
Elle accepta avec enthousiasme de partir avec eux.
Les canards, dans sa bouche, glissèrent un bâton
Qu'il fallait qu'elle mordît, comme de bien entendu,
Et qu'elle ne lâchât pas, pour que tout aille bien.
Ils se mirent de chaque côté d'elle,
Prirent le bâton à pleine gueule,
Et alors, s'envolèrent,
Sans faire cas de ceux qui regardaient.
Tous les gens qui voyaient cette Tortue accrochée
S'en aller dans les airs, en restaient tout ébahis :
« Eh bien ! disaient-ils ; c'est elle qui aura le bouquet,
Pour faire des choses comme ça, il ne faut guère être bête. »
De son haut, elle dit : « Vous pouvez bien crier,
Je crois qu'en ce moment, je vous en bouche un coin. »
Elle en avait trop dit, le bâton était lâché,
Elle piquait un plongeon, et puis d'une vitesse folle.
Au milieu d'un chemin elle vint s'écraser,
Et, devant l'assistance, rendit le dernier soupir.

L'ambition et la gloire, comme le vin, ça saoule,
Et on oublie le moment où il faut se taire.

La Tortue et les deux Canards - Illustration de bas de page

La Tortue et les deux Canards - Illustration de bas de page

Notes

« Indiscrétion : imprudence, action d'étourdi. » (Furetière)

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